Bon, docteur, faut que je vous raconte ma vie, c'est ça? 'Faut que je vous dise à quel point la mort me terrifie? Que je vous hurle à la tête que je suis en colère, que je me sens impuissant, qu'il n'y a rien que je puisse faire, qu'on ne se bat pas contre son propre organisme? Vous voulez que je vous parle de fatalité? Pour être honnête avec vous, je crois pas que cette thérapie ne me soit d'aucune aide. J'ai pas besoin d'un docteur de la tête, j'ai besoin d'un doc' qui soit capable de soigner peu importe ce qui se passe à l'intérieur de mon corps. Je veux juste que quelqu'un trouve un remède a la saloperie qui me ronge. Mais si vous voulez absoluuuument qu'on parle de mon enfance et qu'on se fasse une séance de psychanalyse freudienne, allons-y.

J'aurais eu droit à une enfance facile, si je n'avais pas été un gosse aussi difficile. Je prenais toujours les mauvaises décisions, je foutais toujours mon nez dans les histoires compliquées, je faisais tout, mais vraiment tout, pour que mes parents me détestent. Et, j'ai fini par réussir. C'est mon père qui a craqué le premier, après ma dixième fugue. Il était tellement en colère cette nuit-là. J'me souviens encore de l'expression sur son visage quand sa voiture s'est arrêtée à ma hauteur. Rouge de rage, les yeux exorbités, c'est peut-être mon imagination qui exagère, mais je crois qu'il avait même de l'écume au bord des lèvres. Il m'a tiré par les cheveux, à l'époque, je les gardais long, et il m'a jeté sur le siège passager. Il m'a fait la morale en hurlant durant tout le trajet du retour. En rentrant dans la maison, je lui ai dit qu'il pouvait bien aller se faire foutre. Il m'a frappé. Ma mère n'a pas eu l'air très d'accord, mais elle ne la pas empêcher non plus. Il a recommencé. Il m'a frappé jusqu'à ce qu'elle dise ''Ça suffit comme ça.'' Ensuite? Est-ce que j'avais appris ma leçon? Pas du tout. J'étais deux fois plus révolté. J'ai continué mes conneries et mon père avait l'air de penser que la violence finirait par m'avoir. Ce con.

À l'adolescence, ça a dégringolé. Je volais l'argent de mes parents et j'allais me faire percer, ou je sortais dans les bars à leur insu, ou bien j'allais au cinéma avec des copains. C'est à peu près à cette période que j'ai su à 100% que j'étais pas vraiment attiré par la gent féminine. Les filles, elles m'énervent en général. Elles parlent trop, souvent pour rien dire. Je supporte pas. Et puis, physiquement non plus, ça le fait pas. En tout cas, à mes dix-huit ans, j'ai eu l'audace de ramener un mec à la maison. Au début mes parents croyaient que c'était un copain, rien qu'un copain. On a du faire trop de bruits, ou on a fait quelque chose de louche, parce que mon père s'est rappliqué en catimini dans ma chambre. C'est pas vraiment une surprise, ni pour vous ni pour moi, il a pas trop aimé ce qu'il a vu. Mon copain a foutu le camp dès qu'on a commencé à se battre, mon père et moi. Ouais, c'était rendu à ce point-là. On se frappait et on hésitait pas à se faire vraiment mal. Ma mère? Elle disait rien. Elle regardait toujours et après un moment, elle disait juste '' Ça suffit, les garçons. '' Et on arrêtait tout. C'est vraiment étrange quand on y pense. Ce soir-là, elle a intervenu un peu trop tard. Je me suis fais casser le bras. Trois mois dans le plâtre. Trois mois pendant lesquels mon père ne m'adressait plus la parole, ne me regardait même pas, les remords, peut-être?

Et deux ans plus tard... Il y a six mois en fait, j'ai commencé à cracher du sang. C'est pas la leucémie, c'est pas rien de tout ce qu'on trouve dans les bouquins de médecine. C'est nouveau, incompréhensible, incurable. Pour l'instant. Plein de tests, plein de docteurs différents, plein d'espoirs... vains. À la vitesse où ça va, on me donne un an, peut-être plus si j'ai de la chance. Mon organisme se détériore. Et personne ne sait quoi faire. On me dit de prier Dieu. Je crois pas en Dieu, c'est bien ma veine. Le pire dans tout ça, c'est que mon père est venu me voir il y a trois jours. Il s'est assis à côté de moi dans la cuisine et il m'a dit qu'il était désolé, qu'il avait été un mauvais père, que c'était de sa faute, qu'il s'en voulait et qu'il espérait vraiment que je puisse lui pardonner un jour. Est-ce qu'il m'aurait dit ça si je n'avais pas attrapé cette saloperie de virus? Non. Il aurait continué de me frapper à chaque connerie que je commets. C'est de l'hypocrisie et ça me dégueule.

J'aurai jamais d'enfants. C'est sûr qu'avec mon orientation sexuelle, c'était pas possible non plus, mais il y a toujours d'autres moyens. Donc, j'aurai jamais d'enfants, je me marierai jamais, je saurai jamais ce que ça fait de vivre dans son chez soi, son appartement à soi, d'être libre enfin. Je saurai jamais de quoi j'aurais l'air vieux, tout ridé avec mes cheveux blancs, ou pas de cheveux du tout. Je ne verrai jamais le monde, je ne verrai jamais les voitures volantes, les hologrammes, parce que je vous jure, ça s'en vient dans le futur! J'avais jamais apporté beaucoup d'importance à ce genre de choses. Mais maintenant qu'on me les enlève, qu'on me les vole, là, sous mon nez... Je veux pas mourir, pas comme ça, pas maintenant...

J'ai peur, docteur.